Simone de Beauvoir

{FR} Mémoires d’une jeune fille rangée – Simone de Beauvoir

1. Faire de sa propre existence l’objet de son écriture, c’était en partie sortir de ce dilemme.

2. Les brunes aux yeux blues ne sont pas, m’on avait dit, une espèce commune et déjà j’avais appris à tenir pour précieuses les choses rares.

3. Mais je refusais de céder a cette force impalpable : les mots ; ce qui me révoltait c’est qu’une phrase négligemment lancée : « Il faut… il ne faut pas » ruinât en un instant mes entreprises et mes joies.

4. Je désobéissais pour le seul plaisir de ne pas obéir. […] Souvent j’avais même oublie l’objet de ma révolte.

5. Les joies et les peines des hommes correspondent à leurs mérites.

6. Je ne découvris la noire magie des mots que lorsqu’ils me mordirent au cœur.

7. L’idée d’entrer en possession d’une vie à moi, m’enivrait. Jusqu’alors, j’avais grandi en marge des adultes ; désormais j’aurais mon cartables, mes livres, mes cahiers, mes tâches ; ma semaine et mes journées se découperaient selon mes propres horaires.

8. Quand l’aumônier du cours Désir m’eut prise la main, je devins une petite fille modèle. Il était jeune, pâle, infiniment suave. Il m’admit au catéchisme et m’initia aux douceurs de la confession. Je m’agenouillai en face de lui dans une petite chapelle et je répondis avec zèle à ses questions. Je ne sais plus du tout ce que je lui racontai, mais devant ma sœur qui me le répéta il félicita maman de ma belle âme. Je m’épris de cette âme que j’imaginais blanche et rayonnante comme l’hostie dans l’ostensoir. J’amassais des mérites.

9. Maman ne sortait plus guère, elle recevait peu, elle s’occupait énormément de ma sœur et de moi ; elle m’associait à sa vie plus étroitement que ma cadette : elle aussi, c’était une ainée et tout le monde disait que je lui rassemblais beaucoup : j’avais l’impression qu’elle m’appartenait d’une manière privilégiée.

10. La littérature permet de se venger de la réalité en l’asservissant à la réalité.

11. Mon père jouissait à ses yeux d’un grand prestige et elle pensait que la femme doit obéir à l’homme. Mais avec Louise, avec ma sœur et moi, elle (la mère) se montrait autoritaire, parfois jusqu’à l’emportement.

12. Bien qu’ayant été, sans aucun doute, une jeune mariée heureuse, à peine distinguait-elle le vice de la sexualité : elle associa toujours étroitement l’idée de chair à celle de péché. […] Les questions physiques lui répugnaient tant que jamais elle ne les aborda avec moi ; elle ne m’avertit même pas des surprises qui m’attendaient au seuil de la puberté.

13. Tout reproche de ma mère, le moindre de ses froncement de sourcils, mettait en jeu ma sécurité : privée se son approbation, je ne me sentais plus le droit d’exister. […] Cependant, sans l’aimer moins que naguère, je m’étais mise à le redouter.

14. J’étais pour mes parents une expérience neuve : ma sœur avait bien plus de peine à les déconcerter et à les étonner ; on ne m’avait comparé avec personne et sans cesse on la comparait à moi. […] elle me savait gré de mon estime et y répondait avec un absolue dévotion. Elle était mon homme lige, mon second, mon double : nous ne pouvions pas nous passer l’une de l’autre. […] Un des liens les plus solides qui s’établirent entre nous fut celui de maitre à élève. J’aime tant d’étudier que je trouvais passionnant d’enseigner.

15. Toute mon éducation m’assurait que la vertu et la culture comptent plus que la fortune : mes gouts me portaient à le croire ; j’acceptais donc avec sérénité la modestie de notre condition.

16. Je n’avais pas de frère : aucune comparaison ne me révéla que certaines licences m’étaient refusées à cause de mon sexe ; je n’imputai qu’à mon âge les contraintes qu’on m’infligeait ; je ressentis vivement mon enfance, jamais ma féminité. Les garçons que je connaissais n’avaient rien de prestigieux. Le plus éveillé, c’était le petit René, exceptionnellement admis à faire ses premiers études au cours Désir ; j’obtenais de meilleures notes que lui. Et mon âme n’était pas moins précieuse aux yeux de Dieu que celle des enfants males : pourquoi les eussé-je enviés ?

17. Je n’ai jamais aimé les animaux.

18. Ce qui m’importait, c’était de former des esprits et d’âmes : « je me ferrai professeur », décidai-je.

19. Pour de vrai, je ne me soumettais à personne : j’étais, et je demeurerais toujours mon propre maître.

20. Nous décidâmes que nous étions « mariées d’amour » et  j’appelai Jacques « mon fiancé ».

21. La vérité c’est que, séparée de ma famille, privée des affections qui m’assuraient de mes mérites, des consignes et des repères qui définissaient ma place dans le monde, je ne savais plus comment me situer, ni ce que j’étais venue faire sur cette terre. J’avais besoin d’être prise dans des cadres dont la rigueur justifiait mon existence.

22. Vivre sans rien attendre me paressait affreux.

23. Quand on a aimé ses parents pendant vingt ans, comment peut-on, sans mourir de douleur, les quitter pour suivre un inconnu ? Et comment peut-on, alors qu’on s’est passé de lui pendant vingt ans, se mettre à aimer du jour à lendemain un homme qui vous est rien ? […] Je considérais toujours avec déplaisir le mariage. Je n’y voyais pas une servitude, car maman n’avait rien d’une opprimée ; c’était la promiscuité qui me rebutait. « Le soir, au lit, on ne peut même pas pleurer tranquillement si on a envie ! » me disais-je avec effroi. […] Il me fallait échapper au moins quelques instants a toute sollicitude et me parler en paix sans que personne m’interrompît.

24. Ce que je comprenais le moins, c’est que la connaissance conduisit au désespoir.

25. Ma mère nous laissa entendre que les nouveau-nés sortaient par l’anus, et sans douleur. Elle parlait d’un ton détaché ; mais cette conversation n’eut pas de suite : plus jamais je n’abordait avec elle ces problèmes et elle n’en souffla plus mot.

26. Brusque, anguleuse, Jo se perchait, pour lire, au faîte des arbres, elle était bien plus garçonnière et plus hardie que moi ; mais je partageais son horreur de la couture de ménage, son amour des livres. Elle écrivait : pour l’imiter je renouai avec mon passé et composai deux ou trois nouvelles.

27. Dans un cœur bien ordonné, l’amitié occupe un rang honorable, mais elle n’a ni l’éclat du mystérieux Amour ni la dignité sacrée des tendresses filiales.

28. Au cours Désir, on continuait à considérer Poupette comme un reflet, nécessairement imparfait, de son ainée : elle se sentait souvent humiliée, aussi la disait-on orgueilleuse et ces demoiselles, en bonnes éducatrices, avaient soin de l’humilier davantage. Du fait que j’étais la plus avancée, c’était de moi que mon père s’occupait le plus ; sans partager la dévotion que j’avais pour lui, ma sœur, souffrait de cette partialité.

29. Chaque jour, le déjeuner, le diner ; chaque jour la vaisselle ; ces heures indéfiniment recommencées et qui ne menèrent nulle part : vivrai-je ainsi ? […] Non, me dis-je, tout en rangeant dans le placard une pile d’assiettes ; ma vie à moi conduira quelque part.

30. « Vous, mes petites, vous ne vous marierez pas, répétait-il souvent. Vous n’avez pas de dot, il faudra travailler. » Je préférais infiniment la perspective d’un métier à celle du mariage ; elle autorisait des espoirs, il y avait eu des gens qui avaient fait des choses : j’en ferais.

31. L’amitié, l’amour, c’était à mes yeux quelque chose de définitif, d’éternel, et non pas une aventure précaire.

32. Le conflit qui m’opposait à ma mère n’éclata pas, mais j’en avais sourdement conscience. Son éducation, son milieu l’avaient convaincue que pour une femme la maternité est le plus beau des rôles : elle ne pouvait le jouer que si je tenais le mien, mais je refusais aussi farouchement qu’a cinq ans d’entrer dans les comédies des adultes. […] Elle devinait en moi des réticences qui lui donnaient de l’humeur, et elle me grondait souvent.

33. Mes lectures étaient contrôlées avec la même rigueur qu’autrefois.

34. Ainsi, mes rapports avec ma famille étaient-ils devenus beaucoup moins faciles qu’autrefois. Ma sœur ne m’idolâtrait plus sans réserve, mon père me trouvait laide et m’en faisait grief, ma mère se méfiait de l’obscure changement qu’elle devinait en moi. S’ils avaient lu dans ma tête, mes parents m’auraient condamné ;  au lieu de me protéger comme naguère, leur regard me mettait en danger. Eux-mêmes ils étaient descendus de leur empyrée ; je n’en profitai pas pour récuser leu jugement. Au contraire, je me sentis doublement contestée ; je n’habité plus un lieu privilégié, et ma perfection s’est ébréchée ; j’étais incertaine de moi-même, et vulnérable.

35. « Je n’ai pas de personnalité », me disais-je tristement. Ma curiosité se donnait a tout » je croyais à l’absolu du vrai, à la nécessité de la loi morale, mes pensées se modelaient sur leur objet ; si parfois l’une d’elles me surprenait, c’est qu’elle reflétait quelque chose de surprenant. Je préférais le mieux au bien, le mal au pire, je méprisais ce qui était méprisable. Je n’apercevais nulle trace de ma subjectivité. Je m’étais voulue sans bornes : j’étais informe comme l’infini. Le paradoxe, c’est que je m’avisais de cette déficience au moment même ou je découvris mon individualité : ma prétention à l’universel m’avait paru jusqu’alors aller de soi, et voilà qu’elle devenait un trait de caractère. « Simone s’intéresse à tout. » Je me trouvais limitée par mon refus des limites.

36. Papa disait volontiers : « Simone a un cerveau d’homme. Simone est un homme. Pourtant on me traitait en fille.

37. A la sortie, mon professeur d’histoire aborda ma mère : l’influence de Zaza m’était néfaste ; il ne fallait plus nous laisser assises l’une à côté de l’autre pendant les courses.

38. Personne sur terre n’incarnait exactement Dieu : j’étais seule devant de Lui. Et il me restait au fond du cœur une inquiétude : qui était-il ? Que voulait-il au juste ? Dans quel camp se rangeait-il ?

39. « Je ne crois plus en Dieu », me dis-je, sans grand étonnement. C’était une évidence : si j’avais cru en lui, je n’aurais pas consenti de gaieté de cœur à l’offenser. J’avais toujours pensé qu’au prix de l’éternité ce monde ne comptait pour rien ; il comptait, puisque je l’aimais, et c’était Dieu soudain qui ne faisait pas le poids : il fallait que son nom ne recouvrit plus qu’un mirage. Depuis longtemps l’idée que je me suis fait de lui s’était épurée, sublimée au point qu’il avait perdu tout son visage, tout lien concret avec la terre et de fil en aiguille l’être même. Sa perfection excluait la réalité. C’est pourquoi j’éprouvai si peu de surprise quand je constatai son absence dans mon cœur et au ciel. Je ne le niai pas afin de me débarrasser d’un gêneur : au contraire, je m’aperçus qu’il intervenait plus dansa ma vie et j’en conclus qu’il avait cessé d’exister pour moi.

40. J’éprouvai même un grand soulagement à me retrouver, affranchie de mon enfance et de mon sexe, en accord avec les libres esprits que j’admirais.

41. Ce qui aggravait mon cas, c’est que je dissimulais : j’allais à la messe, je communisais. J’avalais l’hostie avec indifférence, et pourtant je savais que, selon les courants, je commettais un sacrilège. En cachant mon crime, je les multipliais, mais comment eussé-je ose l’avouer ? On m’aurait montré du doigt, chassée du course, j’aurais perdu l’amitié de Zaza ; et dans le cœur de maman, quel scandale ! J’étais condamnée au mensonge. Ce n’était pas un mensonge anodin : il entachait ma vie entière et par moment – surtout en face de Zaza dont j’admirais la droiture – il me pesait comme un tare.

42. « Que voulez-vous faire plus tard ? » je répondis d’un trait : « Etre un auteur célèbre. »

43. Si j’avais souhaité autrefois me faire institutrice, c’est que je rêvais d’être ma propre cause et ma propre fin ; je pensais à présent que la littérature me permettrait de réaliser ce vœu. Elle m’assurerait une immortalité qui compenserait l’éternité perdue ; il n’y avait plus de Dieu pour m’aimer, mais je brulerais dans des millions de cœurs. En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même a neuf et justifierais mon existence.

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